5. date et lieu de naissance

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Début août 1947.

Encore habitante du ventre maternel, le monde extérieur ne me disait rien qui vaille. Comment vivre dans un tel vacarme ? À dix mètres de la maison, le fleuve démesurément gonflé par la crue livrait une bataille tumultueuse aux rochers. La centrale grondait, comme un volcan près d'exploser. Le ciel tonnait Vingt heures par jour, la pluie tambourinait sur la tôle ondulée qui nous servait de toiture. Et les humains, s'il était dans leur intention de se faire entendre, étaient contraints de hurler toutes leurs phrases, même les plus douces, les plus intimes, les plus caressantes : je te chéris, Mariama, tu es le soleil de ma vie, tu m'as compris ? Ne t'inquiète pas, Ousmane, moi aussi, je t'aime !

Peine perdue ! Douceurs inutiles. Le tintamarre recouvrait tout.

Quoique protégés par la peau d'un ventre et le tiède liquide qu'il contenait, mes tendres tympans souffraient. Je n'avais pas eu le temps d'apprendre à mes mains microscopiques le geste simple qui consiste à boucher deux oreilles agressées. Dans ces conditions, on comprend que nulle hâte ne me poussait dehors. Je résistais plutôt de toutes mes jeunes forces, terrorisée à l'idée d'affronter ce très pénible raffut.

— Toujours rien? criait mon père au retour de l'usine.

— Regarde toi-même, répondait ma mère de la même voix tonitruante.

— Et pourtant, tu continues de grossir. Tu dois être en crue, toi aussi !

Il approchait une lampe-tempête de la baleine qu'était devenue sa femme et, pour moitié effrayé et pour l'autre fasciné, il y promenait sa large main de mécanicien jusqu'aux premières heures du matin.

— Réjouis-toi, le rassuraient ses amis. Une chose est sûre. Puisque ton enfant met tout ce temps à sortir, c'est qu'il se prépare avec soin. Un nyanguan va t'arriver, un « longtemps ventre », un être exceptionnel.

— Et, bien sûr, un garçon.

— Et de la race des géants.

— Personne n'a jamais vu une fille atteindre cette ampleur exorbitante.

Cette prophétie sembla vérifiée la semaine suivante. Lors de son habituelle exploration nocturne, mon père sentit sous sa paume, aux abords du nombril de sa Mariama tant aimée, quelque chose qui pointait, une protubérance tout à fait nette et bientôt repérée visuellement grâce à la lampe-tempête, l'alliée fidèle de ses préparations aux examens si difficiles du Conservatoire National.

Trois minutes après, tant il est vrai qu'au village aucun secret ne survit jamais, puisque chacun sait voir dans la nuit et entendre dans le silence, une foule sepressait autour du ventre Dyumasi pour commenter l'événement.

— C'est un coude.

— Non, un genou.

— Moi, je dis un talon.

— En tout cas, il sera gigantesque.

— Félicitations, Ousmane.

Trois matrones, dans un coin, ricanaient. Pressées de questions, elles finirent par avouer la raison de leur bonne humeur :

— Cette bosse…

— Oui, et alors ?

— Innocents que vous êtes, vous n'avez pas deviné ?

— Vous croyez ?

— Il s'agit d'un garçon, non ? Qu'ont-ils de pointu, les vrais garçons, que les autres bébés n'ont pas ?

Alors les rugissements de rire et les applaudissements s'ajoutèrent aux fracas de l'hivernage. Bientôt rejoints par le roulement des tam-tams et les ritournelles ô combien exaspérantes de trois aigrelettes guitares koras. On peut accuser de tout l'Afrique, sauf de ne pas savoir célébrer. Tout célébrer, le mensonge comme la vérité, et le mensonge plus bruyamment encore que la vérité.

— Gloire à la famille Dyumasi qui a engendré cette virilité magnifique !

— Et gloire au village qui a engendré les Dyumasi !

Vous l'avez compris, et mon interrogatoire vous ena informé, la fameuse bosse, apparue au beau milieu de ma déjà si distendue Maman, n'était pas celle que croyaient ces obsédés.

C'est à cet instant que je devins sourde. Ou plutôtque je décidai de ne plus me préoccuper de l'ouïe : l'oreille, décidément, n'avait été créée que pour le malheur des humains et leur tromperie. Depuis quelque temps, empêchée de rien voir par l'obscurité de mon séjour et torturée par tous ces bruits malfaisants mais néanmoins curieuse infiniment de ce qui m'attendait au-dehors, j'avais fortement développé le seul sens à ma disposition, l'odorat. N'écoutez pas certains savants autoproclamés : ils vous diront qu'un fœtus ne sent rien. Les imbéciles ! Ce ne sont que des jaloux, des nostalgiques haineux de leur première jeunesse.

Le peuple inépuisable des odeurs, de ses bas-fonds (la puanteur) jusqu'à son aristocratie (les parfums), me semblait des plus civilisés. Au lieu de m'envahir, sans respect ni le moindre savoir-vivre, les senteurs attendaient timidement, poliment, à la porte de mes narines minuscules. Je les convoquais l'une après l'autre : le fumet du poisson séché, l'exhalaison de la terre après l'averse, les vapeurs d'encens lorsque ma mère avait décidé de raviver l'envoûtement de son époux, la fraîcheur râpeuse du gingembre, les lourdes bouffées, cadeau des deux moteurs Diesel de la centrale, l'haleine anisée du directeur après son apéritif… Comparée à l'agressivité des sons, permanente et indifférenciée, même la plus rebutante des émanations, tel le remugle des pieds de l'oncle Djibril, jamais lavés et toujours engoncés dans de vieilles chaussettes de tennis (pour quelle raison, quel rêve secret de gloire sportive ? ), gardait de la douceur, une sorte de courtoisie bien reposante.

Un à un je rangeais ces effluves dans ma mémoire, comme les pierres très précieuses d'un trésor. Et c'est ainsi qu'après ma naissance, lorsque mes yeux finirent par s'ouvrir, je pris le plus grand des plaisirs à reconstituer les couples : une odeur/une cause visible.

Flatté par tant d'attention et de sollicitations, mon nez avait poussé et c'est lui que tous ces agités prenaient pour quelque chose d'autre et fêtaient abusivement.

Ce savoir olfactif prénatal ne m'a pas quittée. Tout au contraire. D'année en année, malheurs et félicités de l'existence aidant, je dois à la vérité (laquelle doit toujours être préférée à la modestie) de dire que je l'ai considérablement enrichi. Si bien qu'en m'accueillant en France, vous pourriez m'utiliser à certaines enquêtes discrètes, certaines explorations d'affaires pas très saines, ainsi qu'il en existe dans tous les pays : Marguerite Bâ, née Dyumasi, repère comme personne le nauséabond.

 

Jamais, de mémoire humaine, on n'avait rencontré un tel phénomène. De toute la région, maintenant, on venait visiter ma baleine de mère et féliciter mon père.

— Huit mois, neuf mois, dix mois ? On dirait que le temps s'est déréglé, chez les Dyumasi.

— Bravo, Ousmane, et n'oublie pas de remercier Dieu au moins cinq fois par jour. Pour un coup d'essai, c'est un résultat de maître. Dès ton premier fils, te voilà protégé pour toujours ! Qui osera affronter sa force incomparable ? Ta vieillesse sera paisible à l'ombre de ce miracle…

Le géniteur se rengorgeait. D'autant que de plus en plus de femmes, ivres de curiosité et abandonnant toute vergogne, se campaient soudain devant lui :

— Dis-moi, Ousmane, si ton fils l'a si longue, tu ne dois pas non plus manquer de taille !

Mais son amour conjugal, toujours aussi passionné, l'empêchait de céder. Pour la première fois de sa vie, il avait pris des vacances, délaissé sa chère centrale et ne quittait pas ce ventre dont il exauçait les moindres désirs. Car ma mère s'était soudain changée, à la stupéfaction générale (elle si vaillante dans le travail, oublieuse d'elle-même, économe jusqu'à la folie), en épouse exigeante et capricieuse.

— Ousmane, je sens que j'ai besoin d'artichauts.

Et mon père courait la grande ville voisine de Kayes pour satisfaire sa femelle. D'un cheminot breton, en échange de quelques réparations sur sa 11 Citroën, il recevait une botte du légume poilu demandé. À peine avait-il déposé cette rareté aux pieds de sa princesse distendue qu'elle en réclamait d'autres : un catalogue, récent s'il te plaît, des Armes et Cycles de Saint-Étienne, une chaise de cuisine en plastique jaune, un crucifix phosphorescent, du buis et de l'eau bénite. Ma mère, sitôt constatée l'absence de règles, avait changé de religion : pardonne-moi, Ousmane, ce n'est pas pour critiquer le Dieu de nos ancêtres, mais j'aime l'histoire de la colombe du Saint-Esprit. Quand tu es venu en moi, tu as dû réveiller un oiseau qui dormait, j'ai entendu un grand bruissement d'ailes, j'ai senti que je m'envolais, et c'est à ce moment-là que mon ventre a commencé de palpiter. Si tu me trouves des tourterelles dans le Coran, je redeviens musulmane.

Plus tard, Mariama devait aimer raconter ainsi à ses enfants, avec la plus innocente placidité, les épisodes intimes de son existence. Elle croyait, et comment lui donner tort ? , que la multiplication de ces allégories ornithologiques protégeait sa pudeur. De cette belle habitude familiale, nous avons, tous les douze enfants, gardé un goût et un profond respect des oiseaux, professeurs personnels des Dyumasi dans la recherche du plaisir et de la liberté. Plus tard naîtraient nos envies de voyages : sans doute n'ont-elles pas d'autre origine.

 

La dernière demande de ma mère fut la plus difficile à satisfaire.

— Ousmane, il fait si chaud, je n'ai plus d'air. Il me semble que mon ventre a dévoré mes poumons. Pour les derniers jours, ne pourrais-tu pas m'installer en quelque endroit frais? Frais et surélevé. Ne crois-tu pas qu'il serait bon pour notre fils de recevoir en cadeau les plus larges horizons ? Ici, il n'aurait pour première vision que notre éternelle étendue d'eau.

Mon père ravala sans rien dire son projet (que son fils naisse au cœur même de sa centrale tant aimée, fabrique de toutes les lumières du voisinage). Mais l'homme rêvasse, la femme décide. Il cria : «Oh, la bonne idée ! » et s'en fut illico chercher le nid adéquat. Il revint le soir, l'œil illuminé :

— J'ai trouvé.

Je devine qu'il fut remercié comme il faut. En tout cas, les gémissements qui suivirent son retour n'avaient rien de douloureux. Une nuit calme précéda le cauchemar du déménagement.

Parcourir en marchant les cinq kilomètres, il n'y fallait pas songer, le ventre l'interdisait. Et comme l'ingénieur, de peur de tacher ses coussins, avait refusé de prêter sa Juva 4 flambant neuve, mon père avait emprunté une charrette. Comment y faire monter la baleine ? Après de nombreux essais infructueux et deux chaises écrasées, un treuil fut approché, des cordes passées sous les aisselles de Mariama.

Et c'est ainsi, millimètre par millimètre, dans les gémissements maternels (« Vous m'assassinez ! Vous me déchirez ! Le bas de mon corps se détache ! ») et les émanations pestilentielles (exaspérée par l'attente, la mule chiait et pissait généreusement comme si elle avait voulu punir mon nez, une bonne fois pour toutes, de sa scandaleuse avidité), que nous fumes hissées.

Le pire commençait.

 

Parce qu'ils font résonner en vous de très lointains échos, parce qu'ils vous installent dans la lenteur du temps, parce qu'ils jouent de vous comme d'un instrument et vous emplissent d'une musique muette, parce qu'en un mot ils s'adressent directement à votre âme sans prêter attention à tous vos masques et déguisements, il est des lieux amis qui vous réconfortent mieux qu'aucun humain ne saurait le faire.

Cent fois je suis venue ici, longer le fleuve Sénégal. Cent fois, après chaque trahison de mon mari, après la mort dramatique de mes parents, après la disparition de mon petit enfant, j'ai suivi le sentier, de notre chute d'eau de Felou jusqu'à Médine. J'avais perdu la force de vivre. Le lieu m'a posé la main sur l'épaule, le fleuve m'a prise dans son allure, les oiseaux m'ont épouillée de toutes mes idées noires, et je suis repartie à l'assaut des jours.

 

Rien n'annonçait pourtant la douceur de cette amitié future. Le chemin nous agressait, ma mère et moi, avec une rare violence. D'ornières en ravines, de plaques de roc où l'on dérape en plages de sable où les roues se noient, il faisait comprendre à la malheureuse charrette, de plus en plus grinçante sous les coups, et démantibulée, que ses passagères n'étaient pas bienvenues.

Pauvre Mariama ! Malmenée, cahotée, bringuebalée ! Et pauvre Marguerite ! Projetée sans cesse d'une paroi à l'autre de l'énorme ventre ! Comment ne pas blesser Maman ? Je m'étais roulée en boule, mains sur la tête et pieds repliés sous les fesses, mais je sentais bien qu'à chaque secousse je lui démolissais les entrailles.

Après l'ascension, mètre par mètre, du raidillon qui s'élève à travers la petite ville jusqu'au sommet de la colline, notre attelage s'arrêta. Aussitôt entouré par une nuée d'enfants goguenards : Qui c'est, ce monstre ? Tu as vu cette montagne ? Combien sont-ils dedans ? Et celui-là, le squelette. C'est son mari ? Ses os doivent la piquer quand il lui monte dessus… Je serrai les poings et jurai de punir au plus vite ces malotrus. Méfiez-vous, les gamins, j'ai la mémoire des voix ! Laissez-moi seulement le temps de naître et je vous ferai regretter vos insultes !

Cette colère me révélait un trait peu recommandable mais central de mon caractère (la passion de la vengeance) et me rendit à l'instant la santé. Je m'étirai.

— Oh, s'il te plaît, me murmura ma mère, arrête de grandir. Où sommes-nous ?

La force lui manquait pour même entrouvrir les yeux. Elle haletait. Mon père versa sur ses lèvres desséchées de l'eau fraîche (Oh la torture, pour moi, d'entendre ce frêle ruissellement et de n'en pas recevoir une goutte ! ) et posa la main sur son front.

— Encore un effort, Mariama, je t'ai préparé une surprise, le meilleur endroit pour accoucher d'un garçon. Tu verras : un carrefour, un belvédère, un site bien supérieur à la centrale, tu avais raison. Dès sa première seconde, notre fils aura le monde à ses pieds… Encore quelques marches. Fais-le pour moi, pour notre famille. Un avenir garanti heureux cent pour cent nous attend au bout de l'escalier…

L'émotion avait changé Ousmane en un autre homme, infiniment bavard, soudain, et lyrique, lui qui s'était toujours acharné, jusque-là, à jouer au scientifique pour imiter ses ingénieurs successifs. Un mari doté d'une force invraisemblable, herculéenne, incompatible avec la maigreur de ses bras, sois-en remercié, Dieu de l'amour et des gymnases, dans les siècles des siècles ! C'est tout à fait seul, sans l'aide de personne, et sous les applaudissements, qu'il nous hissa vers cette chambre magique, prêtée, en contravention de tous les règlements de l'administration ferroviaire, par l'ami cheminot breton, celui des artichauts : un appentis dressé sur le toit même de la gare de Médine.

— S'il te plaît : maintenant, sors !

Dix fois par jour, mon père approchait sa bouche du ventre énorme et, sur tous les tons, tendre, impatienté ou franchement menaçant, conjurait le locataire de quitter au plus vite ces lieux indûment occupés, bien au-delà de la fin du bail.

— Qu'est-ce que tu attends, mon fils ? Pourquoi ce retard ? Je peux comprendre que tu aimes ta demeure. Ce n'est pas moi qui te jetterai la pierre. D'après ce que je connais de l'intimité de ta mère… Mais, justement, tu ne vois pas les souffrances que tu lui fais endurer en continuant à croître ? J'espère que tu n'appartiens pas à la race méprisable des égoïstes. Je te guérirai de cette maladie, crois-moi ! Tu ne réponds pas ? Tu veux que j'aille te chercher par la peau du cou, c'est ça? Tu veux qu'on ouvre ta mère en deux ; je vais t'apprendre un nouveau mot, la césarienne : c'est ça que tu souhaites ?

Ces discours me laissaient froide : qui était donc ce fameux « fils » dont je n'apercevais nulle trace à mes côtés dans ma bulle aquatique ? En outre, comme je vous l'ai dit, j'avais pris mes distances avec les bruits, quels qu'ils soient, paroles ou autres. Avec délices je me concentrais sur l'odorat. Sur notre terrasse arrivaient tous les parfums de ma future Afrique, et mon nez démesuré n'en manquait pas un. Sitôt écartés les effluves de ma mère, il est vrai de plus en plus fatiguée et par là même sentant fort (la toilette n'est pas simple, sur le toit d'une gare), je découvrais, éblouie, les arômes de la mangue encore un peu verte, du jeune oignon qu'on vient de couper ou de la papaye trop mûre, les fumets un rien charbonneux du capitaine grillé et des brochettes de mouton, la fraîcheur miraculeuse de la menthe, la bouffée d'huile chaude d'un camion qui rend l'âme, la fétidité légère, presque timide, d'un crottin d'âne desséché ou la franche puanteur d'un égout à ciel ouvert… Une foule (qui paraissait intarissable) de senteurs sans cesse renouvelées… Avec, en arrière-plan, comme une note continue, toujours la même odeur, celle d'une terre du matin jusqu'au soir calcinée par le soleil, l'odeur de la dureté de vivre, l'odeur du continent entier, peut-être l'ancêtre et la génitrice de toutes les odeurs.

— Écoute, mon fils, maintenant ça suffit. Non seulement tu déchires ta mère, mais tu la déshonores. J'ai demandé à un photographe de prendre un cliché de son ventre. Tu verras ta protubérance. On ricane sur notre famille. Et ça, je ne le supporterai pas. Alors tu sors. Immédiatement !

On s'en doute, ces colères paternelles m'indifféraient. S'il n'avait tenu qu'à elles, je nagerais peut-être encore dans mon placenta et ne vous importunerais pas aujourd'hui avec ma demande de visa. Mon avocat Benoît confirmera sûrement que de telles requêtes, émanant de fœtus, même âgés, ne sont pas juridiquement recevables.

C'est à mon nez et à lui seul que je dois d'être née. D'avoir fini par accepter de naître. Le 10 août, peu après sept heures, ses ailes palpitèrent. Il venait de recevoir une senteur nouvelle. Forte, salée, ample comme le vent et comme lui souveraine, manifestement dédaigneuse de la foule des petites émanations locales. Comment résister à ce souffle, qui sonnait comme un appel ? Cinq minutes après, j'avais quitté le domicile maternel, accueillie par un mot qui aurait pu me blesser si je n'avais habitué mes oreilles à se méfier de tout ce qu'elles péchaient.

— Malédiction ! cria mon père.

Je me sentis tournée sur le ventre, retournée sur le dos, suspendue par les pieds.

— Ce n'est pas possible ! On a dû t'envoûter ! Malédiction, c'est une fille ! Et pas une jolie, encore ! D'où lui vient cet éperon rocheux au milieu du visage ?

Jusqu'à sa mort, mon père tenterait de se faire pardonner cette injure originelle. Bien sûr, je n'ai jamais refusé le flux permanent de sa gentillesse. Mais il aurait pu économiser ses efforts. Sa déception ne me touchait pas. Une seule obsession m'occupait : identifier cette senteur qui m'avait fait plonger dans la vie. Cette recherche-là me prit seize ans.

Comme, une fois de plus, je tendais le doigt, je montrai l'air :

— Là, cette rafale chargée de sel, elle vient d'où ?

— Mais de la mer, Marguerite ! Elle nous sait, nous autres Maliens, prisonniers au milieu de nos sables. Alors, de temps en temps, elle nous envoie un signe.

— Ce n'est pas ça qui va nous libérer.

— Qui sait ?

 

Sans doute vous demandez-vous, rationnel et classificateur que vous êtes, comme tous les Français, par quel miracle une infime Marguerite encore dans les limbes peut se montrer si clairement consciente des réalités qui l'entourent. C'est que ce 10 août est devenu quasi mythique dans la région de Médine et Kayes. On n'accouche pas tous les jours sur le toit d'une gare, transportée là par l'amour fou de son mari forgeron-électricien. Mille fois on m'a relaté les faits, dans les moindres détails. On n'a pas de « crèche » en Afrique, on ne confie pas ses enfants à d'autres. Les parents se gardent pour eux ce plus délectable de tous les plaisirs.

Et c'est ainsi que peu à peu je me suis enrichie de ma propre légende. On ne grandit pas seulement par la taille, on n'a pas besoin que d'os pour tenir debout. Moi, on m'a nourrie de ma naissance. Encore aujourd'hui, à plus de cinquante ans, mon repas continue. À chaque rencontre d'un quelconque des Dyumasi, on me rappelle tel ou tel épisode, tel ou tel élément du décor. La tour, par exemple, à deux pas de la gare, où la Banque de France, de 1940 à 1945, avait entreposé une partie de son or. Tu seras riche un jour, Marguerite, Dieu a envoyé ce signe. Ou le gardien du cimetière qui me raconte, chaque fois que je reviens, la tragédie des Français assiégés cinq mois dans le fort de Médine par les troupes d'El Hadj Omar Tall. Toi aussi, tu es une indomptable, Marguerite. Comment pourrait-il en être autrement? La géographie et l'Histoire l'ont décidé. Au besoin les Dyumasi imaginent, et je suis faite aussi de ces imaginations-là. Vous-même, Monsieur le Président, avouez, vous-même, pour atteindre ce sommet où vous régnez, pour vous construire en président, n'avez-vous pas fait vôtres beaucoup d'inventions ? Quelque chose me dit que votre biographie vraie ne ressemble pas en tout point à celle qui ravit les journaux. Je me trompe ?

Je m'égare. Revenons au formulaire.

Comment en vouloir à votre dame consule de Bamako ?

Question n° 5. Date de naissance ? 10.08.1947. Que pouvaient donc lui dire ces indications minimales, jugées suffisantes par le 13-0021 ? Ne la grondez surtout pas. Abandonnés à eux-mêmes, les chiffres sont muets, les chiffres sont de petits morceaux de mort. Sans cesse il faut les éclairer par des mots. Sinon ils vous entraînent dans leur silence.

Pour ce qui est de mon nez, ne vous inquiétez pas : je ne suis pas monstrueuse. Je ne déclencherai pas les rires, les quolibets, les débuts d'émeute en marchant dans les rues de Paris. Mon appendice, un beau jour, a fini par s'arrêter de pousser, quand il a compris qu'accroître sa longueur n'augmentait pas le plaisir qu'il retirait du monde. Peu à peu, le reste de mon corps a rattrapé son retard. De sorte qu'aujourd'hui, et ce n'est pas le cher Benoît, si j'en juge par la concupiscence touchante de ses coups d'œil, qui dira le contraire, je passe pour une femme tout à fait bien proportionnée, quoique de haute taille.

Madame Bâ
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